Quels sont les leviers pour réformer un système éducatif tel que celui de Madagascar ?
Jean-Michel BLANQUER Ministre de l'Education nationale Directeur général du Groupe ESSEC
Présentation de l’invité par Jeimila DONTY. Modération de la conférence par Andry RABETOKOTANY et Shams RADJABALY.
Chiffres clés 24,24 millions de malgaches 11,6 millions vont à l’école primaire 3,926 millions vont jusqu’au Lycée 160 000 font des études supérieures 0,7% de la population font des études supérieures, contre 4% en France et 0,9% en Côte d’Ivoire.
Selon Jean-Michel Blanquer, l’éducation est un des investissements les plus rentables qu’un Etat puisse faire. Depuis sa prise de fonction en tant que Directeur général du Groupe ESSEC, il s’applique à développer sa stratégie des 3I : Innovation, Implication, Internationalisation. Sous sa houlette, le groupe ESSEC a ouvert un campus à Singapour, un au Maroc et aujourd’hui il s’implante à Maurice.
Jean-Michel Blanquer rappelle quelques chiffres marquants ; on dénombre en effet dans le monde :
- 100 millions d’étudiants au début des années 2000 - 200 millions d’étudiants en 2012 - 250 millions d’étudiants estimés à l’horizon 2020
1/ Quelle définition de l’éducation ?
Peut-être convient-il de remonter à une dimension philosophique, avec Aristote qui affirme que l’Homme est un animal social ; l’Homme se définit en effet par son interaction avec autrui. Il est sans doute l’animal le plus démuni ou le plus dépourvu de la Création. On est Homme par l’éducation, et toute éducation se définit par la liberté. L’éducation est donc synonyme de liberté (liberté de construction par l’éducation). En même temps, cette éducation est synonyme d’accroissement potentiellement infini.
Il convient de bien appréhender qu’il existe une relation de l’éducation au passé et au futur : ce sont les enjeux majeurs de toutes nos sociétés. Et qu’il y a une finitude, malgré l’allongement de la durée de la vie… Toute société se doit de transmettre ses valeurs, en maintenant néanmoins un équilibre entre passé et futur, entre contrainte(s) et liberté.
Nous ne pouvons occulter le caractère chronologique de l’éducation, de la maternelle au primaire, de l’entrée dans le langage à la perception/découverte des sciences cognitives. Nous ne pouvons que constater que, dès l’âge de 3 ans, les premières inégalités se dessinent. Nous pouvons esquisser quelques traits ou caractères décisifs, comme la richesse du vocabulaire, l’apprentissage de deux langues, le stimulus cognitif : lire, écrire, compter et respecter autrui.
Ce qui implique que si l’on a une école primaire très médiocre, tous les autres étages éducatifs vont en souffrir. Plus nous sommes dans une société « immédiate », caractérisée par la prédominance d’Internet, plus nous aurons besoin d’un socle « solide » de culture générale. Il convient donc de travailler sur la formation des professeurs.
Aujourd’hui, nous en savons beaucoup plus sur le fonctionnement du cerveau humain ; demain, nous en saurons davantage. Nous avons sans doute trop dilué dans le temps notre exploration des sciences cognitives. Nous comprenons aujourd’hui que les opérations mathématiques de base (additions, soustractions, multiplications, divisions) doivent être maîtrisées dès le plus jeune âge.
Dans les pays en développement, comme Madagascar, il est fondamental de resserrer les liens entre familles et professeurs, c’est-à-dire d’éviter le travail des enfants – notamment aux champs –, de les scolariser et d’aboutir à une véritable convergence des valeurs famille/école. Les experts se sont souvent opposés entre politique centralisatrice ou voie autonome en matière d’éducation ; ces politiques sont à relativiser, en fonction de l’état de santé économique du pays, sachant qu’il n’y a pas de recette miracle selon une étude réalisée par le cabinet McKinsey. Au final, ce qui compte, c’est le niveau des élèves ; il convient donc d’avoir une vision globale du système éducatif, de la maternelle au doctorat.
2/ Quel rôle le secteur privé peut-il jouer dans les pays en développement ?
Il est important de distinguer le secteur privé à but non lucratif (cas de l’enseignement confessionnel ou laïc) de celui à but lucratif…
Jean-Michel Blanquer précise que l’ESSEC a la qualification d’établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général (EESPIG) – créé par la loi du 22 juillet 2013 –, un label réservé aux établissements non lucratifs qui sous-entend le nécessaire équilibre économique mais exclu la réalisation de profits et le versement de dividendes.
Aujourd’hui, l’éducation est devenue un marché mondial, en évolution permanente, avec la cohabitation de nombreuses formes, du classique au numérique. Il appartient donc à l’Etat de canaliser et de réguler ces filières. Un parallèle intéressant peut être fait avec le domaine de la santé.
3/ Comment l’Etat arrive-t-il à financer l’éducation ?
Peut-être serait-il judicieux de comparer les modèles de l’enseignement supérieur aux Etats-Unis et en France.
Les universités américaines sont les meilleures au monde, figurant dans le haut des classements et affichant une santé et une prospérité insolente : il suffit de visiter un campus américain pour s’en rendre compte… Nonobstant, nous pouvons nous interroger sur la pertinence du modèle nord-américain, au vu de l’endettement record des étudiants pour financer leurs études. Cette bulle des emprunts étudiants (risque d’insolvabilité croissant du fait de l’incapacité à rembourser les emprunts contractés) est aujourd’hui considérée par nombre d’économistes renommés comme potentiellement plus dangereuse que la bulle des crédits immobiliers.
Le modèle du financement de l’éducation par l’individu rencontre donc ses propres limites.
En France, comme dans nombre de pays européens, le modèle est différent ; c’est l’Etat qui finance l’enseignement supérieur. Cependant, nous sommes en état de sous-financement, avec une dotation moyenne de l’ordre de 12 000 €/an/étudiant alors qu’un objectif de financement de l’ordre de 16 000 €/an/étudiant serait souhaitable.
Il convient donc d’allier finesse et justice pour trouver le « juste équilibre ».
L’Etat se doit d’être le garant d’un socle de base de qualité
Les étudiants – et leur famille – doivent aussi contribuer
Les très défavorisés doivent être aidés au moyen de bourses
Les entreprises peuvent aussi apporter leur contribution, notamment dans le cadre de la formation professionnelle (apprentissage)
Concernant le cas des pays en développement, les fonds publics, via l’aide et la coopération internationale doivent être activés. Trois prix Nobel d’économie (T.W. Schulz, Gary Becker et James Heckman) ont mis en avant le rôle de l’éducation comme investissement et démontrés qu’investir dans l’éducation favorise la croissance : ainsi, 1 $ investi dans l’éducation économise une dépense de 7 $ plus tard. Les politiques sociales doivent donc amener vers l’école.
Pour les pays en développement se pose également le rôle et les interactions de la diaspora ; les causes et circonstances des départs à l’étranger sont certes complexes, mais il semble utile que la diaspora puisse jouer un rôle et envisage un retour dans les pays qu’elle a quittés.
Il faut bien avoir à l’esprit que l’éducation va coûter de plus en plus cher. Mais il y aura peut-être des possibilités de recourir au low cost afin de baisser les coûts, notamment grâce aux avancées technologiques. Nous pouvons là encore établir un parallèle avec le secteur de la santé.
Le modèle de l’éducation va donc évoluer, car nous sommes dans une période de mutation/transformation profonde, identique aux bouleversements qui ont provoqués le passage ou la transition du Moyen-Âge à la Renaissance comme l’introduction de l’imprimerie ou la découverte de l’Amérique. Nous sommes donc dans une réflexion nouvelle. Aujourd’hui l’éducation représente 6 à 7% du PIB de nos sociétés. Quelle part de la richesse collective sommes-nous prêts à consacrer à l’éducation comme à la santé ? Soyons lucides, c’est avec une vision économique que nous organisons aujourd’hui – et demain – le système scolaire.
Séance de Questions-Réponses :
Question : qu’en est-il des internats d’excellence ?
Réponse : les internats ont cumulé une image de marque déplorable dans les décennies 60/70/80. Ils étaient considérés comme des lieux d’enfermement, voire de prison alors que l’époque affirmait une revendication de liberté. L’image s’est profondément modifiée, peut-être en partie grâce au succès de la série de films Harry Potter. En tant que Recteur de l’Académie de Guyane, j’ai été conduit à expérimenter des internats pour permettre une meilleure scolarisation des jeunes livrés à eux-mêmes dans des conditions difficiles voire extrêmes. En leur offrant notamment l’accès à la culture, au sport (équitation, escrime…), avec à la clé des résultats hors du commun. Basée sur l’exemple britannique, cette expérimentation s’est traduite par l’ouverture d’une quarantaine d’internat d’excellence sur le territoire national, avec des résultats remarquables, comme par un exemple un taux de réussite de 100% au baccalauréat. Pour des questions politiques, la gauche en a fermé un grand nombre. C’est dommageable, car environ 300 établissements de ce type seraient nécessaires en France. J’aime à rappeler que dans un département très défavorisé, une élève a réussi à obtenir le 1er prix du concours général d’économie…
Question : le contenu de l’enseignement à l’ESSEC, comme dans les grandes écoles de commerce, n’est-il pas trop occidental ? De nombreux étudiants diplômés-entrepreneurs de retour au pays ont connu des échecs cuisants et amers, car ils n’avaient pas les clés pour comprendre et appréhender les circuits économiques de leur pays…
Réponse : c’est une question extrêmement pertinente et qui mérite qu’on s’y attarde. Notre réponse passe par une internationalisation croissante du corps professoral de nos établissements et une internationalisation multipolaire se traduisant par des implantations physiques dans les pays émergents ou en développement. Au-delà, il convient peut-être de remettre en cause les modèles classiques ou traditionnels, comme la vision standardisée des schémas d’Harvard et des Business School américaines qui véhiculent des modèles stéréotypés ou conformistes (one way) pour solutionner et résoudre les problèmes.
Question : que pensez-vous du cas et de la révocation de Mme Céline Alvarez ?
Note : Mme Céline Alvarez, enseignante et auteur d’un ouvrage controversé « Les Lois naturelles de l’enfant » a expérimenté une réflexion pédagogique scientifique développée sur une base des neurosciences cognitives, sociales et affectives dans la lignée des travaux du Dr Maria Montessori.
Céline Alvarez, démissionnaire de l’Education nationale s’est présentée comme une victime du mammouth qui l’aurait brisé, alors qu’elle serait détentrice d’une pédagogie hors du commun.
Réponse : les travaux de Mme Céline Alvarez sont dans la lignée de la pédagogie de Maria Montessori, vieille de plus de 100 ans. Celle-ci appartenait au mouvement de l’époque nouvelle créé après la Première Guerre mondiale, qui avait inventé une pédagogie pour les enfants handicapés, puis l’avait utilisée auprès des enfants pauvres des faubourgs de Rome.
Hors de cette polémique, il est important de constater l’efficience des sciences cognitives dans les méthodes d’apprentissage, l’expérimentation de la sociabilité des enfants (réunis par groupes de trois) et les techniques de compagnonnage qui aident à l’éveil, à l’apprentissage et l’acquisition.